« Ru » de Kim Thuy
143 pages, Editions Liana Lévy (2010)
Plaisir de lecture
Présentation de l’éditeur
Une femme voyage à travers le désordre des souvenirs : l'enfance dans sa cage d'or à Saigon, l'arrivée du communisme dans le Sud-Vietnam apeuré, la fuite dans le ventre d'un bateau au large du golfe de Siam, l'internement dans un camp de réfugiés en Malaisie, les premiers frissons dans le froid du Québec. Récit entre la guerre et la paix, ru dit le vide et le trop-plein, l'égarement et la beauté. De ce tumulte, des incidents tragi-comiques, des objets ordinaires émergent comme autant de repères d'un parcours. En évoquant un bracelet en acrylique rempli de diamants, des bols bleus cerclés d'argent ou la puissance d'une odeur d'assouplissant, Kim Thúy restitue le Vietnam d'hier et d'aujourd'hui avec la maîtrise d'un grand écrivain.
Grand Prix RTL-Lire 2010.
Mon Avis
En exergue l'auteure nous parle de la signification du titre choisi pour son roman :
En français, ru signifie « petit ruisseau » et, au figuré, « écoulement (de larmes, de sang, d'argent) » (Le Robert historique). En vietnamien, ru signifie « berceuse », « bercer ».
Par petites touches, comme muni du pinceau d'un impressionniste, Kim Thuy peint de petits tableaux, les chapitres sont courts, une page ou deux, tour à tour, drôles, tendres, cruels ou poétiques. Ces petites chroniques du Vietnam, entre traditions et coutumes, nous parlent de soutiens-gorges en dentelles pris pour des filtres à café, du poisson réservé pour le diner qui disparait de la cuvette des toilettes, de la vieillarde morte en tombant tête la première dans les latrines du camp de réfugiés, de femmes plaçant leurs sachets de feuilles de thé dans les lotus pour les parfumer… et sont avant tout de superbes portraits de femmes courageuses et d’hommes pris dans l’engrenage de la guerre, du communisme et de l’exil.
L'auteure écrit par association d'idées, un mot faisant surgir un souvenir, ce qui occasionne hélas quelques enchaînements parfois maladroits.
Mais l'écriture est belle et forte et n'épargne rien des détails les plus sordides et les plus tragiques.
Ce vibrant témoignage de femme en quête de son identité au travers de ses souvenirs raconte avec force toute l'horreur de l'éxil vécu enfant pour fuir le Vietnam, la guerre et les communistes, parquée parmi deux cents personnes dans la cale d'un bâteau :
« C'est seulement à ce moment-là que j'ai saisi l'amour de cette mère assise en face de moi dans la cale de notre bateau, tenant dans ses bras un bébé dont la tête était couverte de croûtes de gale puantes. J'ai eu cette image sous les yeux pendant des jours et peut-être aussi des nuits. La petite ampoule suspendue au bout d'un fil retenu par un clou rouillé diffusait dans la cale une faible lumière, toujours la même. Au fond de ce bateau, le jour ne se distinguait plus de la nuit. La constance de cet éclairage nous protégeait de l'immensité de la mer et du ciel qui nous entouraient. Les gens assis sur le pont nous rapportaient qu'il n'y avait plus de ligne de démarcation entre le bleu du ciel et le bleu de la mer. On ne savait donc pas si on se dirigeait vers le ciel ou si on s'enfonçait dans les profondeurs de l'eau. Le paradis et l'enfer s'étaient enlacés dans le ventre de notre bateau. Le paradis promettait un tournant dans notre vie, un nouvel avenir, une nouvelle histoire. L'enfer, lui, étalait nos peurs : peur des pirates, peur de mourir de faim, peur de s'intoxiquer avec les biscottes imbibées d'huile à moteur, peur de manquer d'eau, peur de ne plus pouvoir se remettre debout, peur de devoir uriner dans ce pot rouge qui passait d'une main à l'autre, peur que cette tête d'enfant galeuse ne soit contagieuse, peur de ne plus jamais fouler la terre ferme, peur de ne plus revoir le visage de ses parents assis quelque part dans la pénombre au milieu de ces deux cents personnes ».
La petite berçeuse dont nous parle le titre se donne à entendre au fil des pages, l'écriture de Kim Thuy est très musicale et mélodique, elle en appelle aux cinq sens du lecteur avec une sensualité désespérée :
« « Je m'appelle Marie-France, et toi`? », j'ai répété chacune des syllabes sans cligner des yeux, sans ressentir le besoin de comprendre, parce que j'étais bercée par un nuage de fraîcheur, de légèreté, de doux parfum. Je n'avais rien compris des mots, seulement la mélodie de sa voix, mais c'était suffisant. Amplement ».
Et l'humour doux-amer de Kim Thuy fait mouche à chaque fois : (en parlant de Marie-France, sa première professeure canadienne) :
« Je lui serai toujours reconnaissante parce qu'elle m'a donné mon premier désir d'immigrante, celui de pouvoir faire bouger le gras des fesses, comme elle ».
Ou en évoquant la précarité de leur vie de réfugiés dans un camp de la Croix-Rouge en Malaisie :
« Si un chorégraphe avait été présent sous cette toile un jour ou une nuit de pluie, il aurait certainement reproduit la scène : vingt-cinq personnes debout, petits et grands, qui tenaient dans chacune de leurs mains une boîte de conserve pour recueillir l'eau coulant de la toile, parfois à flots, parfois goutte à goutte. Si un musicien s'était trouvé là, il aurait entendu l'orchestration de toute cette eau frappant la paroi des boîtes de conserve. Si un cinéaste avait été présent, il aurait capté la beauté de cette complicité silencieuse et spontanée entre gens misérables ».
Pour parler de son arrivée au Canada, l'auteure emploie le terme de transplantation, terme médical qui renvoie aux organes, au coeur et qui en dit long sur son sentiment d'avoir été violemment implantée sur cette nouvelle terre dont elle ne sait rien et où ses parents, autrefois gens aisés, peinent à s'intègrer, et doivent multiplier les petits boulots pour nourrir leurs enfants :
« Chaque jour, elle m'obligeait à laver quatre carreaux du plancher et à nettoyer vingt fèves germées en enlevant leur racine une à une. Elle nous préparait à la chute ».
Mais elle n'oublie pas de parler de la chaleur humaine rencontrée chez les habitants de leur petit village du Québec, de leurs camarades écoliers faisant la queue chaque midi pour les inviter à déjeuner. Lueur d'espoir dans le brouillard.
Du Vietnam à l'arrivée au Canada en passant par un camp de réfugiés en Malaisie, de son enfance d'exilée à sa transformation en mère, de son combat contre l'autisme, l'auteure semble se reconstruire sous nos yeux ou presque.
Récit d'une souffrance, le roman de Kim Thuy comporte aussi une grande part de beauté et d'espoir et constitue une véritable ode à la vie et à l'amour. « Ru » est un beau roman-témoignage quasi un documentaire. Pas indispensable mais presque.
L'auteure
Née à Saigon. KIM THÚY est arrivé au Québec à dix ans. Elle a été tour à tour couturière, interprète, avocate. restau-ratrice(chef propriétaire Ru de Nam) et chroniqueuse culinaire. Elle livre ici sa première œuvre.
chez Anis (Litterama)